Noirs américains : Le retour au ghetto
Posté : 26 nov.05, 10:16
Noirs américains : Le retour au ghetto
Malgré des cas exemplaires d'intégration, certains Noirs sont tentés par le repli communautaire. Reportage à Milwaukee (Wisconsin).
De notre envoyé spécial Dominique Audibert
Debout au milieu de sa classe, Melissah, 9 ans, coiffure afro et teint cannelle, n'est pas intimidée pour deux sous. Elle récite avec un bel entrain le sermon africain par lequel débutent les cours. « Je m'aime. J'aime ma superbe image, je suis le modèle accompli du succès. Je suis tout simplement magnifiquement fabuleuse. » Autour d'elle, les 15 élèves, tous noirs, reprennent en choeur. Il est 8 h 30 à la Blyden Academy et dans cette école primaire de Milwaukee (Wisconsin), la journée commence chaque matin par ce cérémonial.
Dehors, rien ne le signale - ce serait contraire à la loi - mais c'est une école pour « Blacks only », comme il en existe près de 200 aux Etats-Unis. Une école « afrocentrique », préfère dire son directeur, Taki Raton. Vêtu d'une guayabera à la cubaine, nattes tressées de perles autour du visage, il exécute en quelques phrases les mirages de l'intégration raciale : « Dans les années 60, nous souffrions d'une mentalité d'esclaves. On a cru que les Blancs éduqueraient mieux nos enfants que nous-mêmes. C'était une illusion. Ce que deviennent nos enfants est notre responsabilité et celle de personne d'autre. »
Quatre décennies après le Civil Rights Act, un demi-siècle après l'arrêt de la Cour suprême « Brown versus Board », qui imposa le libre accès des Noirs à l'université, on se pince pour y croire. Des Noirs qui réinventent l'école séparée, l'Histoire ferait-elle marche arrière ? Au lendemain du cyclone Katrina, un sondage révélait des clivages raciaux qu'on croyait disparus : les deux tiers des Noirs interrogés se disaient convaincus que le gouvernement américain aurait agi plus vite si la majorité des sinistrés avaient été des Blancs.
Que deux Noirs sur trois considèrent en somme que leur vie et leurs biens ne valent pas tripette aux yeux de leurs concitoyens blancs, voilà qui en dit long. Depuis des années, il n'était question dans les journaux que des people et de la nouvelle middle-class noire qui s'installait dans les banlieues aisées, de ces nouveaux Black executives à la conquête de l'Amérique. Avec les naufragés de Louisiane et du Mississippi, c'est une autre réalité, celle de l'« underclass » noire, qui a resurgi sur les écrans. Environ un quart de la population noire aux Etats-Unis vit sous le seuil de pauvreté. C'est mieux qu'il y a vingt ans, lorsqu'ils étaient un tiers. Mais pour ceux qui stagnent sous la ligne de flottaison, le rêve de l'intégration et d'une vie meilleure reste en panne.
Milwaukee, 650 000 habitants, 37 % de Noirs, est un cas d'école. « C'est le ground zero de la question noire ! résume Marc Levine, directeur du Center for Economic Development à l'université du Wisconsin. Ici, le taux de pauvreté chez les Noirs et celui du chômage ont doublé depuis les années 80. » Fleuron industriel dans les années 60, Milwaukee est devenue, comme Pittsburgh ou Cleveland, une de ces villes symboles de la Rust Belt, décimées par la crise et les restructurations. Après la Seconde Guerre mondiale, une vague d'immigration noire était venue des Etats du Sud. Les emplois n'étaient pas qualifiés, souvent durs, mais ils payaient bien. On pouvait se faire une bonne vie, acheter sa maison, envoyer les enfants à l'école.Mais les quartiers où vivait hier encore la middle-class noire ressemblent aujourd'hui à une ville fantôme avec ses maisons délabrées et ses magasins fermés. Tous les indicateurs sont désastreux. A Milwaukee, un homme noir sur deux en âge de travailler est sans emploi. Le revenu moyen par famille noire est l'un des plus bas du pays. « En un peu plus d'une génération, Milwaukee, qui était un eldorado pour les aspirations de la middle-class noire, est devenue un carrefour de dégringolade sociale sans équivalent dans les grandes villes américaines », écrivait récemment le Journal Sentinel, le grand quotidien de la ville.
Les années 80 ont condamné la vieille économie locale et ce sont les Noirs qui sont restés sur le carreau. A l'époque, Michael McGee, un activiste des Black Panthers, menaçait la ville blanche d'une guerre civile si rien n'était fait. Son fils, Michael McGee Junior, 36 ans, est aujourd'hui conseiller municipal pour le 6e district : 90 % de Noirs, 60 % de chômage, un taux de pauvreté de 50 %. « Tout ce qu'on peut faire, dit-il, c'est de l'urgence. Ce pays conserve une méthodologie de l'infériorité pour les Noirs. Mais ce n'est plus tant une question de racisme que de statut et de conditions économiques. Ce n'est plus Jim Crow [l'un des plus célèbres leaders racistes du Sud], mais c'est son cousin John... » Costume gris, barbe taillée court, il a l'air d'un Black intégré, mais il admire Farrakhan et n'est pas loin de voir un complot blanc dans les procès d'O.J. Simpson ou de Michael Jackson. Longtemps, ici, le vendredi soir, l'animateur d'une radio locale black terminait son émission par ces mots : « Arrangez-vous pour ne pas figurer sur les statistiques d'homicides du week-end ! »
Dans le North Side de Milwaukee, sur Fond du Lac Avenue, la Legacy Bank est installée dans un quartier dévasté par la crise. C'est une banque noire, faite par et pour les Noirs. Margaret Henningsen en a été une des trois fondatrices en 1998. « Quand j'ai commencé à en parler autour de moi dans la communauté, tout le monde rigolait ! » se souvient-elle. A l'époque, Milwaukee détenait le record de la difficulté d'accès au crédit pour les Noirs, le plus souvent refusés par les banques classiques. En guise d'institution bancaire, il n'existait dans le quartier que des officines qui escomptaient les chèques ou faisaient du crédit d'une semaine à l'autre à des prix prohibitifs. Legacy Bank a fait le pari de réintégrer ces exclus. « On a récupéré une clientèle dont personne ne voulait, des "unbanked people" qui n'avaient jamais eu de compte en banque ni d'accès au crédit. Mais, une fois dans le système, la plupart d'entre eux sont d'excellents clients », raconte Henningsen. Sa clientèle, noire à 75 %, commence à être démarchée par la concurrence. « Quand la communauté prend ses affaires en main, ça marche ! » se réjouit-elle.
Ralph Hollmon, le président de la Urban League de Milwaukee, est moins optimiste : « Il y a un segment de la population noire, peut-être 15 à 20 %, qui s'en tire bien, voire très bien. Mais la grande masse reste engluée dans la misère. » Tous les jours, il voit défiler des gens au bout du rouleau. L'accumulation des handicaps débouche souvent sur un cercle vicieux de la pauvreté. Un seul exemple : sans permis de conduire ou sans voiture dans une zone où les transports publics n'existent quasiment pas, on devient un handicapé sur le marché du travail. Il suffit parfois d'une contravention à 100 dollars pour tomber dans le trou. On ne peut pas payer. Elle double. Elle triple. Puis c'est le retrait du permis. Si le type continue à conduire pour aller travailler et qu'on l'arrête, c'est le casier judiciaire. « En quelques mois, on peut se retrouver hors circuit, sans ticket de retour », résume Ralf Hollmon.
LE POINT
Malgré des cas exemplaires d'intégration, certains Noirs sont tentés par le repli communautaire. Reportage à Milwaukee (Wisconsin).
De notre envoyé spécial Dominique Audibert
Debout au milieu de sa classe, Melissah, 9 ans, coiffure afro et teint cannelle, n'est pas intimidée pour deux sous. Elle récite avec un bel entrain le sermon africain par lequel débutent les cours. « Je m'aime. J'aime ma superbe image, je suis le modèle accompli du succès. Je suis tout simplement magnifiquement fabuleuse. » Autour d'elle, les 15 élèves, tous noirs, reprennent en choeur. Il est 8 h 30 à la Blyden Academy et dans cette école primaire de Milwaukee (Wisconsin), la journée commence chaque matin par ce cérémonial.
Dehors, rien ne le signale - ce serait contraire à la loi - mais c'est une école pour « Blacks only », comme il en existe près de 200 aux Etats-Unis. Une école « afrocentrique », préfère dire son directeur, Taki Raton. Vêtu d'une guayabera à la cubaine, nattes tressées de perles autour du visage, il exécute en quelques phrases les mirages de l'intégration raciale : « Dans les années 60, nous souffrions d'une mentalité d'esclaves. On a cru que les Blancs éduqueraient mieux nos enfants que nous-mêmes. C'était une illusion. Ce que deviennent nos enfants est notre responsabilité et celle de personne d'autre. »
Quatre décennies après le Civil Rights Act, un demi-siècle après l'arrêt de la Cour suprême « Brown versus Board », qui imposa le libre accès des Noirs à l'université, on se pince pour y croire. Des Noirs qui réinventent l'école séparée, l'Histoire ferait-elle marche arrière ? Au lendemain du cyclone Katrina, un sondage révélait des clivages raciaux qu'on croyait disparus : les deux tiers des Noirs interrogés se disaient convaincus que le gouvernement américain aurait agi plus vite si la majorité des sinistrés avaient été des Blancs.
Que deux Noirs sur trois considèrent en somme que leur vie et leurs biens ne valent pas tripette aux yeux de leurs concitoyens blancs, voilà qui en dit long. Depuis des années, il n'était question dans les journaux que des people et de la nouvelle middle-class noire qui s'installait dans les banlieues aisées, de ces nouveaux Black executives à la conquête de l'Amérique. Avec les naufragés de Louisiane et du Mississippi, c'est une autre réalité, celle de l'« underclass » noire, qui a resurgi sur les écrans. Environ un quart de la population noire aux Etats-Unis vit sous le seuil de pauvreté. C'est mieux qu'il y a vingt ans, lorsqu'ils étaient un tiers. Mais pour ceux qui stagnent sous la ligne de flottaison, le rêve de l'intégration et d'une vie meilleure reste en panne.
Milwaukee, 650 000 habitants, 37 % de Noirs, est un cas d'école. « C'est le ground zero de la question noire ! résume Marc Levine, directeur du Center for Economic Development à l'université du Wisconsin. Ici, le taux de pauvreté chez les Noirs et celui du chômage ont doublé depuis les années 80. » Fleuron industriel dans les années 60, Milwaukee est devenue, comme Pittsburgh ou Cleveland, une de ces villes symboles de la Rust Belt, décimées par la crise et les restructurations. Après la Seconde Guerre mondiale, une vague d'immigration noire était venue des Etats du Sud. Les emplois n'étaient pas qualifiés, souvent durs, mais ils payaient bien. On pouvait se faire une bonne vie, acheter sa maison, envoyer les enfants à l'école.Mais les quartiers où vivait hier encore la middle-class noire ressemblent aujourd'hui à une ville fantôme avec ses maisons délabrées et ses magasins fermés. Tous les indicateurs sont désastreux. A Milwaukee, un homme noir sur deux en âge de travailler est sans emploi. Le revenu moyen par famille noire est l'un des plus bas du pays. « En un peu plus d'une génération, Milwaukee, qui était un eldorado pour les aspirations de la middle-class noire, est devenue un carrefour de dégringolade sociale sans équivalent dans les grandes villes américaines », écrivait récemment le Journal Sentinel, le grand quotidien de la ville.
Les années 80 ont condamné la vieille économie locale et ce sont les Noirs qui sont restés sur le carreau. A l'époque, Michael McGee, un activiste des Black Panthers, menaçait la ville blanche d'une guerre civile si rien n'était fait. Son fils, Michael McGee Junior, 36 ans, est aujourd'hui conseiller municipal pour le 6e district : 90 % de Noirs, 60 % de chômage, un taux de pauvreté de 50 %. « Tout ce qu'on peut faire, dit-il, c'est de l'urgence. Ce pays conserve une méthodologie de l'infériorité pour les Noirs. Mais ce n'est plus tant une question de racisme que de statut et de conditions économiques. Ce n'est plus Jim Crow [l'un des plus célèbres leaders racistes du Sud], mais c'est son cousin John... » Costume gris, barbe taillée court, il a l'air d'un Black intégré, mais il admire Farrakhan et n'est pas loin de voir un complot blanc dans les procès d'O.J. Simpson ou de Michael Jackson. Longtemps, ici, le vendredi soir, l'animateur d'une radio locale black terminait son émission par ces mots : « Arrangez-vous pour ne pas figurer sur les statistiques d'homicides du week-end ! »
Dans le North Side de Milwaukee, sur Fond du Lac Avenue, la Legacy Bank est installée dans un quartier dévasté par la crise. C'est une banque noire, faite par et pour les Noirs. Margaret Henningsen en a été une des trois fondatrices en 1998. « Quand j'ai commencé à en parler autour de moi dans la communauté, tout le monde rigolait ! » se souvient-elle. A l'époque, Milwaukee détenait le record de la difficulté d'accès au crédit pour les Noirs, le plus souvent refusés par les banques classiques. En guise d'institution bancaire, il n'existait dans le quartier que des officines qui escomptaient les chèques ou faisaient du crédit d'une semaine à l'autre à des prix prohibitifs. Legacy Bank a fait le pari de réintégrer ces exclus. « On a récupéré une clientèle dont personne ne voulait, des "unbanked people" qui n'avaient jamais eu de compte en banque ni d'accès au crédit. Mais, une fois dans le système, la plupart d'entre eux sont d'excellents clients », raconte Henningsen. Sa clientèle, noire à 75 %, commence à être démarchée par la concurrence. « Quand la communauté prend ses affaires en main, ça marche ! » se réjouit-elle.
Ralph Hollmon, le président de la Urban League de Milwaukee, est moins optimiste : « Il y a un segment de la population noire, peut-être 15 à 20 %, qui s'en tire bien, voire très bien. Mais la grande masse reste engluée dans la misère. » Tous les jours, il voit défiler des gens au bout du rouleau. L'accumulation des handicaps débouche souvent sur un cercle vicieux de la pauvreté. Un seul exemple : sans permis de conduire ou sans voiture dans une zone où les transports publics n'existent quasiment pas, on devient un handicapé sur le marché du travail. Il suffit parfois d'une contravention à 100 dollars pour tomber dans le trou. On ne peut pas payer. Elle double. Elle triple. Puis c'est le retrait du permis. Si le type continue à conduire pour aller travailler et qu'on l'arrête, c'est le casier judiciaire. « En quelques mois, on peut se retrouver hors circuit, sans ticket de retour », résume Ralf Hollmon.
LE POINT