BUSH ET DIEU
Posté : 26 août04, 00:04
Bush et Dieu
Ed Vulliamy
On ne peut rien comprendre à l'actuel président des États-unis sans connaître son itinéraire personnel : celui d'un fils de famille alcoolique qui, un jour, a retrouvé la foi.
Londres
DE MIDLAND (TEXAS)
Ce dimanche matin comme tous les dimanches, la bonne société de l'industrie pétrolière se rassemble dans le bâtiment immaculé de l'église baptiste Belle View. Le révérend Andrew Stewart prie pour que "les ennemis de notre pays soient définitivement vaincus" et demande à Dieu de bénir "notre président, ami et collègue texan George Walker Bush". La foi religieuse, si forte dans l'ouest du Texas, est primordiale pour comprendre ce qui arrive à l'Amérique, au Parti républicain et - si George W. Bush parvient à ses fins - à l'ordre mondial. D'ailleurs, Bush l'a clairement déclaré : "Pour comprendre ma femme Laura et moi-même, vous devez comprendre Midland. Tout ce que nous sommes, tout ce en quoi nous croyons prend sa source en cet endroit." L'idéologue conservateur David Frum vient de publier le premier livre donnant un aperçu de la Maison-Blanche sous l'administration de Bush*. Frum a été rédacteur des discours du président et c'est lui qui a forgé l'expression "axe du mal" pour définir l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord. La phrase la plus saisissante du livre est celle par laquelle il débute : "On ne vous a pas vu à la séance d'étude de la Bible", s'est entendu dire Frum d'un air pincé à son arrivée à la Maison-Blanche. L'étude de la Bible, explique Frum, "si elle n'est pas obligatoire, n'est pas non plus facultative".
Le président George W. Bush ouvre chaque Conseil des ministres par une prière. Ses débuts dans la vie n'annonçaient pourtant rien de tel. Dans sa famille, "George a toujours été l'indiscipliné", remarque Karl Rove, le cerveau de la carrière politique de Bush. Les gens de Midland aiment évoquer le jour où le jeune Bush a expédié un ballon de football à travers les vitres de la classe ou raconter comment il se dessinait des favoris à la Elvis Presley sur le visage. En 1964, Bush entra à l'université Yale comme l'avait fait son père avant lui, mais, à la différence de celui-ci, consacra une bonne partie de ses années universitaires à faire, selon ses propres termes, "des choses que je n'aimerais pas que mes filles fassent". Il consacra toutefois une grande énergie à la présidence de la fraternité étudiante Delta Kappa Epsilon, dont le New York Times affirmait à l'époque qu'elle pratiquait volontiers des rites d'initiation sadiques. Il connut alors quelques ennuis avec la justice - une fois pour avoir arraché le but d'un terrain de football à Princeton, une autre fois pour conduite en état d'ivresse. Enfin, se souvient l'un de ses amis installé à Midland, "quand il chassait la femme, il rentrait rarement bredouille".
Après Yale, le père de Bush s'arrangea pour le faire enrôler dans la garde nationale, lui évitant ainsi de partir au Vietnam. George W. s'attira cependant une certaine notoriété lorsqu'un avion du gouvernement vint le chercher dans son baraquement pour l'emmener à Washington, où il avait rendez-vous avec une certaine Tricia, fille de Richard Nixon. Ensuite, il se lança dans le commerce du pétrole. Tout le monde connaît les fonctions lucratives qu'il occupa au sein des conseils d'administration d'entreprises pétrolières, puis de clubs de base-ball : c'était un administrateur lamentable qui fit fortune dans les deux secteurs grâce aux investissements consentis par ceux qui entendaient gagner les faveurs de son père. Bush ponctuait ses activités professionnelles de folles virées abondamment arrosées en compagnie de son vieil ami d'enfance Clay Johnson. Ils pouvaient rester trois jours sans dormir, à faire la fête au bar du Country Club de Midland avec des collègues golfeurs. Il devint bientôt alcoolique. "A 40 ans, George n'avait aucun avenir", reconnaît son cousin John Ellis.
Mais Bush avait fait la connaissance d'une bibliothécaire prénommée Laura, une femme apolitique au tempérament calme : le contraire de Bush. "La plupart des existences connaissent des moments cruciaux, devait écrire le futur président. Des moments qui vous orientent vers une nouvelle direction." Laura Bush donna naissance à des jumelles, Jenna et Barbara. Pendant ce temps, Bush s'adonnait à d'interminables beuveries, dont une qui dura une semaine entière : à la fin, il se regarda dans le miroir et vit son visage souillé de vomi séché. Il tomba à genoux et implora l'aide de Dieu. Ce fut l'amorce de ce qui allait être un grand virage pour George Bush, mais aussi pour l'Amérique - et le reste du monde.
Bush continua à élargir son réseau de relations à l'occasion des campagnes de son père et se mit à nourrir ses propres ambitions politiques. Mais son mobile initial n'avait rien à voir avec la religion. "Et si je me présentais ? dit-il un jour. Si nous envoyions un ami des pétroliers au Congrès ?" Bush rencontra alors l'homme qui, plus que tout autre, a forgé sa carrière politique : le Texan Karl Rove. Ancien conseiller politique au Texas, celui-ci est aujourd'hui, avec le vice-président Dick Cheney, l'homme le plus puissant de la Maison-Blanche après Bush. En 1994, aidé par Rove et grâce aux généreuses donations versées par les amis de son père et l'industrie pétrolière, Bush décrocha le poste de gouverneur du Texas. Son mandat fut marqué par de multiples faveurs consenties aux compagnies pétrolières, mais aussi par un programme propre à enchanter ses nouveaux amis de la droite chrétienne. Le slogan de sa campagne présidentielle, "Pour un conservatisme compatissant", fut considéré comme un geste en direction des centristes, alors qu'en réalité c'était un concept mis au point par Doug Wead, un évangéliste enflammé de l'Assemblée de Dieu.
Pendant sa campagne, il était impossible de ne pas être frappé par le talent politique de Bush, cette faculté à s'assurer d'un simple regard la loyauté immédiate de son interlocuteur (comme cela se passait également avec Clinton), un talent que ses adversaires sous-estimèrent. Cependant, une fois arrivés à la Maison-Blanche, George et Laura Bush agirent de manière radicalement contraire aux Clinton. Ils rétablirent l'étiquette - le personnel avait été choqué par les manières de l'équipe précédente, avec ses discussions jusqu'à minuit dans le Bureau ovale, en jeans autour d'une pizza. Cravate et costume noir furent de nouveau obligatoires ; on ne devait plus prononcer le nom de Bush : pour tous, il est désormais "le président". La nouvelle règle est que tout le monde doit être au lit à 22 heures. Et puis il y a des nouveautés : la séance d'étude de la Bible et les prières au début de chaque Conseil des ministres. Mari et femme prient ensemble avant de se coucher. L'année dernière, le chef du groupe républicain à la Chambre des représentants, Tom DeLay, déclarait devant une congrégation baptiste réunie à Houston que Dieu lui-même avait placé Bush à la Maison-Blanche et qu'il se servait aujourd'hui de lui pour "promouvoir une vision biblique du monde".
Sur le plan mondial, la foi religieuse du président a eu deux résultats : tout d'abord, elle a suscité une curieuse alliance entre la droite chrétienne et le mouvement sioniste, faisant ainsi de l'Israël d'Ariel Sharon le plus proche allié des Etats-Unis ; d'autre part, elle justifie la recherche d'une position de puissance incontestée. Bush le chrétien a porté au premier plan de la scène politique américaine les partisans les plus fervents d'Israël, comme le sous- secrétaire à la Défense, Paul Wolfowitz, ou encore Elliot Abrams, dont il a fait son conseiller spécial pour le Proche-Orient. Dans son livre, David Frum retrace l'évolution de Bush, passé d'une certaine "indulgence face à l'islam" à la conviction que celui-ci représente "l'un des grands empires du monde", auquel les Etats-Unis doivent "imposer le respect". La justification d'une guerre éventuelle, explique Frum, serait d'assurer une "nouvelle stabilité" qui verrait l'Amérique "diriger la région comme ne l'a fait aucune puissance depuis les Ottomans, voire les Romains". Paradoxalement, la totalité des Eglises chrétiennes américaines (y compris celle de Bush, les Premiers Méthodistes) est désormais opposée à la guerre annoncée contre l'Irak, à une seule exception près : l'Eglise baptiste du Sud, exclusivement blanche et d'extrême droite.
NOTE
* The Right Man : The Surprise Presidency of George W. Bush (L'homme qu'il fallait : la surprenante présidence de George W. Bush), éd. Random House, New York.
Ed Vulliamy
On ne peut rien comprendre à l'actuel président des États-unis sans connaître son itinéraire personnel : celui d'un fils de famille alcoolique qui, un jour, a retrouvé la foi.
Londres
DE MIDLAND (TEXAS)
Ce dimanche matin comme tous les dimanches, la bonne société de l'industrie pétrolière se rassemble dans le bâtiment immaculé de l'église baptiste Belle View. Le révérend Andrew Stewart prie pour que "les ennemis de notre pays soient définitivement vaincus" et demande à Dieu de bénir "notre président, ami et collègue texan George Walker Bush". La foi religieuse, si forte dans l'ouest du Texas, est primordiale pour comprendre ce qui arrive à l'Amérique, au Parti républicain et - si George W. Bush parvient à ses fins - à l'ordre mondial. D'ailleurs, Bush l'a clairement déclaré : "Pour comprendre ma femme Laura et moi-même, vous devez comprendre Midland. Tout ce que nous sommes, tout ce en quoi nous croyons prend sa source en cet endroit." L'idéologue conservateur David Frum vient de publier le premier livre donnant un aperçu de la Maison-Blanche sous l'administration de Bush*. Frum a été rédacteur des discours du président et c'est lui qui a forgé l'expression "axe du mal" pour définir l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord. La phrase la plus saisissante du livre est celle par laquelle il débute : "On ne vous a pas vu à la séance d'étude de la Bible", s'est entendu dire Frum d'un air pincé à son arrivée à la Maison-Blanche. L'étude de la Bible, explique Frum, "si elle n'est pas obligatoire, n'est pas non plus facultative".
Le président George W. Bush ouvre chaque Conseil des ministres par une prière. Ses débuts dans la vie n'annonçaient pourtant rien de tel. Dans sa famille, "George a toujours été l'indiscipliné", remarque Karl Rove, le cerveau de la carrière politique de Bush. Les gens de Midland aiment évoquer le jour où le jeune Bush a expédié un ballon de football à travers les vitres de la classe ou raconter comment il se dessinait des favoris à la Elvis Presley sur le visage. En 1964, Bush entra à l'université Yale comme l'avait fait son père avant lui, mais, à la différence de celui-ci, consacra une bonne partie de ses années universitaires à faire, selon ses propres termes, "des choses que je n'aimerais pas que mes filles fassent". Il consacra toutefois une grande énergie à la présidence de la fraternité étudiante Delta Kappa Epsilon, dont le New York Times affirmait à l'époque qu'elle pratiquait volontiers des rites d'initiation sadiques. Il connut alors quelques ennuis avec la justice - une fois pour avoir arraché le but d'un terrain de football à Princeton, une autre fois pour conduite en état d'ivresse. Enfin, se souvient l'un de ses amis installé à Midland, "quand il chassait la femme, il rentrait rarement bredouille".
Après Yale, le père de Bush s'arrangea pour le faire enrôler dans la garde nationale, lui évitant ainsi de partir au Vietnam. George W. s'attira cependant une certaine notoriété lorsqu'un avion du gouvernement vint le chercher dans son baraquement pour l'emmener à Washington, où il avait rendez-vous avec une certaine Tricia, fille de Richard Nixon. Ensuite, il se lança dans le commerce du pétrole. Tout le monde connaît les fonctions lucratives qu'il occupa au sein des conseils d'administration d'entreprises pétrolières, puis de clubs de base-ball : c'était un administrateur lamentable qui fit fortune dans les deux secteurs grâce aux investissements consentis par ceux qui entendaient gagner les faveurs de son père. Bush ponctuait ses activités professionnelles de folles virées abondamment arrosées en compagnie de son vieil ami d'enfance Clay Johnson. Ils pouvaient rester trois jours sans dormir, à faire la fête au bar du Country Club de Midland avec des collègues golfeurs. Il devint bientôt alcoolique. "A 40 ans, George n'avait aucun avenir", reconnaît son cousin John Ellis.
Mais Bush avait fait la connaissance d'une bibliothécaire prénommée Laura, une femme apolitique au tempérament calme : le contraire de Bush. "La plupart des existences connaissent des moments cruciaux, devait écrire le futur président. Des moments qui vous orientent vers une nouvelle direction." Laura Bush donna naissance à des jumelles, Jenna et Barbara. Pendant ce temps, Bush s'adonnait à d'interminables beuveries, dont une qui dura une semaine entière : à la fin, il se regarda dans le miroir et vit son visage souillé de vomi séché. Il tomba à genoux et implora l'aide de Dieu. Ce fut l'amorce de ce qui allait être un grand virage pour George Bush, mais aussi pour l'Amérique - et le reste du monde.
Bush continua à élargir son réseau de relations à l'occasion des campagnes de son père et se mit à nourrir ses propres ambitions politiques. Mais son mobile initial n'avait rien à voir avec la religion. "Et si je me présentais ? dit-il un jour. Si nous envoyions un ami des pétroliers au Congrès ?" Bush rencontra alors l'homme qui, plus que tout autre, a forgé sa carrière politique : le Texan Karl Rove. Ancien conseiller politique au Texas, celui-ci est aujourd'hui, avec le vice-président Dick Cheney, l'homme le plus puissant de la Maison-Blanche après Bush. En 1994, aidé par Rove et grâce aux généreuses donations versées par les amis de son père et l'industrie pétrolière, Bush décrocha le poste de gouverneur du Texas. Son mandat fut marqué par de multiples faveurs consenties aux compagnies pétrolières, mais aussi par un programme propre à enchanter ses nouveaux amis de la droite chrétienne. Le slogan de sa campagne présidentielle, "Pour un conservatisme compatissant", fut considéré comme un geste en direction des centristes, alors qu'en réalité c'était un concept mis au point par Doug Wead, un évangéliste enflammé de l'Assemblée de Dieu.
Pendant sa campagne, il était impossible de ne pas être frappé par le talent politique de Bush, cette faculté à s'assurer d'un simple regard la loyauté immédiate de son interlocuteur (comme cela se passait également avec Clinton), un talent que ses adversaires sous-estimèrent. Cependant, une fois arrivés à la Maison-Blanche, George et Laura Bush agirent de manière radicalement contraire aux Clinton. Ils rétablirent l'étiquette - le personnel avait été choqué par les manières de l'équipe précédente, avec ses discussions jusqu'à minuit dans le Bureau ovale, en jeans autour d'une pizza. Cravate et costume noir furent de nouveau obligatoires ; on ne devait plus prononcer le nom de Bush : pour tous, il est désormais "le président". La nouvelle règle est que tout le monde doit être au lit à 22 heures. Et puis il y a des nouveautés : la séance d'étude de la Bible et les prières au début de chaque Conseil des ministres. Mari et femme prient ensemble avant de se coucher. L'année dernière, le chef du groupe républicain à la Chambre des représentants, Tom DeLay, déclarait devant une congrégation baptiste réunie à Houston que Dieu lui-même avait placé Bush à la Maison-Blanche et qu'il se servait aujourd'hui de lui pour "promouvoir une vision biblique du monde".
Sur le plan mondial, la foi religieuse du président a eu deux résultats : tout d'abord, elle a suscité une curieuse alliance entre la droite chrétienne et le mouvement sioniste, faisant ainsi de l'Israël d'Ariel Sharon le plus proche allié des Etats-Unis ; d'autre part, elle justifie la recherche d'une position de puissance incontestée. Bush le chrétien a porté au premier plan de la scène politique américaine les partisans les plus fervents d'Israël, comme le sous- secrétaire à la Défense, Paul Wolfowitz, ou encore Elliot Abrams, dont il a fait son conseiller spécial pour le Proche-Orient. Dans son livre, David Frum retrace l'évolution de Bush, passé d'une certaine "indulgence face à l'islam" à la conviction que celui-ci représente "l'un des grands empires du monde", auquel les Etats-Unis doivent "imposer le respect". La justification d'une guerre éventuelle, explique Frum, serait d'assurer une "nouvelle stabilité" qui verrait l'Amérique "diriger la région comme ne l'a fait aucune puissance depuis les Ottomans, voire les Romains". Paradoxalement, la totalité des Eglises chrétiennes américaines (y compris celle de Bush, les Premiers Méthodistes) est désormais opposée à la guerre annoncée contre l'Irak, à une seule exception près : l'Eglise baptiste du Sud, exclusivement blanche et d'extrême droite.
NOTE
* The Right Man : The Surprise Presidency of George W. Bush (L'homme qu'il fallait : la surprenante présidence de George W. Bush), éd. Random House, New York.