Mon enfant est sorcier - capitalisations des exorcistes
Posté : 24 avr.04, 11:21
Photo AP
Accusés de posséder des pouvoirs maléfiques, des milliers d'enfants congolais sont jetés à la rue ou abandonnés à des pasteurs exorcistes pendant plusieurs années.
Mon enfant est sorcier!
En pleine crise socio-économique, la société congolaise se livre à une véritable chasse aux sorcières. Depuis une dizaine d'années, elle sacrifie ses propres enfants sur la base de croyances traditionnelles déformées.
En bordure de la rue qui mène à l'ambassade du Canada à Kinshasa, quelques tables en plastique jaune et bleu permettent aux nombreux passants de s'arrêter le temps de se rafraîchir en prenant une boisson gazeuse. Dans la capitale ensoleillée de la République démocratique du Congo (RDC), les habitants passent la majeure partie de leur temps à l'extérieur. D'autres y vivent jour et nuit. C'est le cas de Michel, 16 ans, qui, sirotant lentement son Coca-Cola, raconte qu'il est sorcier.
À l'âge de 12 ans, il a été accusé de posséder des pouvoirs maléfiques. Paraissant plus jeune que son âge, il parle tout bas et affiche un calme déconcertant: «J'ai été abandonné par ma famille. Je dormais à l'extérieur de la parcelle familiale, parce qu'il n'y avait pas de place pour moi à l'intérieur. Je ne trouvais pas ça normal.»
À côté de notre table, d'autres passants s'installent et commandent des boissons sucrées. Nous devons parler bas, car le sujet est tabou. Michel reprend poliment. «Mon beau-père m'a accusé de sorcellerie parce que je faisais souvent des fugues. Il m'a envoyé dans une église où des pasteurs ont confirmé que j'étais sorcier. J'ai pris des biscuits, et ils m'ont dit que j'avais mangé de la chair humaine», explique-t-il. Convaincu d'être un sorcier, il dit n'en tirer aucun avantage. «C'est seulement négatif, je ne peux pas donner un travail à ma mère ou trouver un mari à ma soeur, par exemple. J'ai le pouvoir de tuer par l'esprit. Mais moi, je n'ai jamais tué, j'ai seulement frappé de maladie», admet-il sincèrement, avant d'ajouter qu'il souhaite à tout prix se débarrasser de ce mauvais esprit.
Le conjoint de sa mère refuse qu'il revienne à la maison. Des fois, il y retourne rapidement pour recevoir un peu d'argent de sa mère. À d'autres moments, il quête ou vend des sachets d'eau dans la rue. Depuis plus d'un an, Michel a rejoint les quelque 12 000 enfants qui vivent dans les rues de Kinshasa, abandonnés à la suite de la mort de leurs parents ou fuyant des zones de tension.
Accusés de posséder des pouvoirs maléfiques, des milliers d'enfants congolais sont jetés à la rue ou abandonnés à des pasteurs exorcistes pendant plusieurs années. Victimes d'une interprétation exagérée de certaines croyances paranormales, ils sont devenus des boucs émissaires dociles lorsqu'une malchance ou un deuil frappe leur foyer familial. Selon le mythe, afin d'éviter un nouveau malheur, le prétendu petit jeteur de sort doit être retiré de sa famille ou carrément éliminé de son milieu.
S'ils ne sont pas brûlés ou abandonnés, les enfants, désignés sorciers par un parent ou un voisin, sont envoyés dans une institution religieuse pour se soumettre à des rituels allant de la prière à la torture. Ces églises spécialisées dans l'exorcisme des enfants jouent un rôle majeur dans l'identification du sorcier. Certaines prétendent combattre la sorcellerie en s'autoproclamant «ministère (...) sorciers». Parmi leurs pasteurs, beaucoup profitent de la crédulité des parents pour faire de la sorcellerie un véritable fond de commerce.
Un bouc émissaire facile
En RDC, les infrastructures sont en ruine ou inexistantes. Les nombreux cratères sur les routes imposent parfois des détours aux automobilistes. Depuis la décolonisation, ces trous ne cessent de s'agrandir, illustrant la dégénérescence du pays.
Un peu partout sur le territoire, des stands de bières locales, de boissons gazeuses, de légumes ou de fruits pullulent en bordure des routes. Les revenus que procurent ces petits commerces permettent à des familles de survivre. Mais les obstacles économiques sont nombreux. Et quand un malheur survient et que le commerce ferme, les parents soupçonnent parfois leur enfant d'en être la cause.
Dans d'autres cas, l'enfant est tenu responsable du décès d'un proche de la famille. Il est désigné sorcier quand il présente certaines caractéristiques pourtant normales dans son développement, mais que des parents ignorants interprètent comme des comportements déviants. Les enfants atteints de dysfonctions mentales, de maladies chroniques ou handicapés sont les plus à risque.
«Partout dans les rues de Kinshasa, tu peux voir des gens qui ont des jambes ou des bras recroquevillés, qui marchent bizarrement ou qui ont un drôle de regard, ce sont des sorciers. Tu le vois dans les yeux des gens, un peu partout», explique un jeune finissant en droit, à une petite terrasse de l'avenue passante de Kasa-Vubu.
Selon le psychiatre congolais Adélin Nsitu, les accusations d'ensorcellement cachent des rivalités familiales. «Jamais la mère ne va taxer son propre enfant de sorcellerie tant que le père est avec elle. S'il part, la mère peut accuser son enfant d'être la cause de problèmes. C'est une façon d'attaquer le père et d'attirer son attention pour le ramener.» Avec le nombre croissant de divorces et de remariages, les enfants sont de plus en plus laissés à eux-mêmes. Le conjoint n'a pas toujours les moyens ni la volonté de prendre en charge les enfants de sa nouvelle épouse.
Le reflet d'une crise
Le phénomène existe aussi dans d'autres pays africains, comme le Cameroun et le Bénin, mais leur ampleur est bien moindre. En RDC, l'augmentation croissante de ce phénomène est liée à la crise qui s'abat sur ce pays depuis plus d'une décennie.
La moitié des enfants accusés proviennent de la capitale. Les guerres dans les provinces de l'Ituri et des Kivu, à l'est du pays, ont été à l'origine de l'afflux de population dans les villes. D'après Adélin Nsitu, «en milieu urbain, les repères ne sont plus les mêmes. Les notions de solidarité et de respect des rôles dans les familles congolaises traditionnelles ne tiennent plus à cause de l'effondrement économique du pays. Avec un taux de chômage de 90 % à Kinshasa, beaucoup de parents ne sont plus capables d'assumer leurs responsabilités».
À cela s'ajoute l'influence des valeurs occidentales, comme l'individualisme, que subissent les enfants et les adolescents congolais. Selon Adélin Nsitu, les jeunes ressentent le désir de prendre leur envol. Face à la disparition de la solidarité familiale dans les villes, «l'enfant est devenu une catégorie sociale à part», croit le psychiatre. «Les enfants de la rue, sorciers ou orphelins, sont capables de se prendre en charge et de développer leur propre société. Ils s'imposent socialement, bien qu'il s'agisse là d'un mécanisme inconscient.»
Mythomanes
Devant le malheur de leurs parents, certains enfants se culpabilisent eux-mêmes et s'autoproclament sorciers. Bien souvent, ils finissent par croire ce que leur entourage leur répète et sont contraints d'avouer des torts qu'ils n'ont pas causés. Les pasteurs usent parfois de pratiques cruelles pour les inciter à admettre leur culpabilité.
Selon Adélin Nsitu, les enfants qui acceptent leur statut de sorcier deviennent mythomanes et sont les plus susceptibles de s'en sortir vivants. Bien qu'ils finissent généralement dans la rue, ils se sont développé un mécanisme de survie. Toutefois, ils contribuent à véhiculer le mythe et à renforcer la croyance. Les médias congolais ont aussi joué ce rôle néfaste en faisant l'apologie de la sorcellerie par des messages publicitaires commandités par des pasteurs. Selon le rapport d'un séminaire qui a eu lieu en décembre 2002 à Kinshasa, c'est principalement à la télévision que la population a entendu les premiers témoignages d'enfants accusés de sorcellerie.
D'après une étude du Centre Lokole, financé par une organisation américaine, 70 % de la population congolaise croit qu'un enfant peut être sorcier. À Kinshasa, plusieurs organismes locaux luttent contre ce fléau social, dont le Centre Lokole, qui produit des émissions et organise des séances de sensibilisation à l'intention des médias et des parents. Mais pas question de toucher aux croyances. «Notre but n'est pas d'ouvrir un débat pour savoir si ces enfants sont sorciers ou pas, déclare la responsable des programmes médias, Anna Mayimona Ngemba. On sait qu'on ne peut pas changer les croyances et on ne travaille pas là-dessus. Mais il faut responsabiliser les parents. Qu'on croit ou non à la sorcellerie, ces enfants ont des droits et il faut les protéger.»