International
Du Pakistan au Bangladesh, des bastions du fondamentalisme musulman
Grâce à l'Arabie saoudite, les écoles coraniques sont devenues les places fortes du fondamentalisme musulman.
François Hauter
[22 octobre 2005]
«VOUS ÊTES JUIF ?» Entouré de sa cour, Maulana Sami Ul Haq, un ami d'Oussama Ben Laden, pose la question sur le ton de «Vous reprendrez bien un peu de thé...». Mais en attendant la réponse, on entend voler les mouches.
Les non-musulmans, pour le chef de la madrassa (école coranique) Darul Uloom Haqqania, qui appartient à la secte déobandi (des fondamentalistes sunnites), sont des races inférieures. Maulana Sami Ul Haq nous accorde quelques regards méprisants, comme on jette trois miettes à un moineau. Et les juifs, c'est simple, il les hait. Qui sont les humains fréquentables pour lui ? Les gens bien, c'est par exemple «Oussama» (Ben Laden), un homme «très sympathique que Dieu protège» puisque «les Américains n'ont pas encore réussi à le capturer».
Maulana Sami Ul Haq, rigide sous son grand turban, dirige cette école coranique qui accueille trois mille étudiants, sur la route entre Islamabad et Peshawar, d'une poigne de fer. Ses collaborateurs et disciples le contemplent la bouche ouverte, écrasés de respect. Cette école, il en est la seule lumière, le maître absolu.
C'est dans cette madrassa qu'ont été «éduqués» la plupart des hauts responsables talibans, d'un «djihad» à l'autre. Il y eut d'abord la guerre sainte contre les Soviétiques, entre 1979 et 1989. Les Américains fournissaient les missiles sol-air Stinger. Les madrassas offraient la chair à canon, c'est-à-dire les troupes de jeunes gens barbus, ces talibans qui ne connaissaient du monde que les sourates du Coran apprises par coeur.
Un nouveau djihad
Aujourd'hui dans la région des Pachtounes, à la frontière sauvage entre l'Afghanistan et le Pakistan, c'est pour Washington le retour du boomerang : un autre «djihad» est lancé. Mais cette fois les «infidèles» sont les Américains. «Les Américains, explique Maulana Dami Ul Haq, sont pris comme dans un filet. Leurs problèmes vont empirer, comme au Vietnam : en Afghanistan et en Irak, on n'a jamais accepté les envahisseurs.»
Barbus, pas barbus, tous ici sont impliqués dans cette guerre dont le Zorro est «Oussama», l'homme le plus populaire du monde musulman, comme l'affirment les sondages des journaux pakistanais (le numéro deux est Jacques Chirac). Ceux qui ne portent pas la barbe, qui boivent du Pepsi et surfent sur l'Internet, sont les jeunes gens modernes qui pourraient être des cadres d'al-Qaida. «Aucun de ceux qui sortent des madrassas n'est capable de détourner un avion ou de coordonner l'attaque d'une capitale européenne», explique le journaliste Hamid Mir, à Islamabad. «Pour la bonne raison, ajoute-t-il, que les étudiants des madrassas ne savent pas lire, qu'ils sont des gens des temps anciens. Al-Qaida exploite leur innocence et leur stupidité.»
Les barbus, les étudiants des madrassas, les voici : coiffés d'une calotte blanche, ils sursautent en vous apercevant, comme si vous étiez le Diable en personne. Puis ils vous lancent des regards de biais et filent en rasant les murs du pensionnat où ils passent quinze à vingt ans de leur vie exclusivement entre eux. Leur frayeur est compréhensible : dans les madrassas d'obédience déobandi ou barelvi, les plus nombreuses, les discours contre les chrétiens, les hindous et les juifs sont le pain quotidien.
«Les infidèles sont des lâches. Quand un saint guerrier les attaque, ils crient de terreur... Chaque étudiant doit devenir un saint guerrier», lit-on dans les manuels déobandi pour les enfants de sept ans.
Cet enseignement qui prône la haine entre les communautés entretient dans le monde occidental la réputation déplorable des écoles coraniques. Elles seraient toutes devenues des «usines à terroristes». Un jugement bien sûr caricatural. Le point commun des madrassas est d'être dirigées par des partis fondamentalistes musulmans qui réclament l'application de la «charia», la loi coranique. Des partis qui ne dépassent jamais 6% des suffrages lors des élections, qu'il s'agisse de l'Indonésie, du Pakistan ou du Bangladesh, mais qui troublent la vie publique. En Indonésie, ces partis attaquent des chrétiens et brûlent leurs églises. Au Bangladesh, ils organisent des pogroms de familles hindoues. L'islam est traversé depuis un quart de siècle par un puissant courant traditionaliste. Les madrassas, ancrées dans les milieux défavorisés, sont devenues les bastions de ce conservatisme-là.
Résistance à la modernité
Tout cela grâce à l'Arabie saoudite. La maison des Saoud verse des centaines de millions de dollars dans le monde pour répandre le wahhabisme, une version fondamentaliste de la théologie sunnite. En février dernier, le prince Abdallah a offert 35 millions de dollars pour construire 4 500 nouvelles madrassas au Bangladesh et en Inde. Les «fondations» saoudiennes, étroitement surveillées par les Américains, sont l'engrais du terreau extrémiste.
Si fondamentalisme n'est pas synonyme de terrorisme, il se conjugue toujours dans les madrassas avec une résistance à la modernité qui finit le plus souvent par un rejet pur et simple de cette modernité. De Peshawar à Dacca, dans une douzaine de madrassas de toutes les obédiences, des professeurs affirment que «la société est devenue trop moderne».
Leur credo ? Seul un islam purifié répondra aux défis du XXIe siècle. Partout, des centaines d'enfants, parfois âgés de trois ans seulement, se balancent, assis, en psalmodiant le Coran. «Les plus doués l'apprennent entièrement en six mois, les autres en deux ans et demi», dit Mawlana Mahfuzul Haque, qui dirige à Dacca, au Bangladesh, la madrassa Jamia Rahmania Arabia.
Ces profs médiévaux sont aujourd'hui sur la défensive. Leurs gouvernements exigent qu'en marge de l'enseignement religieux, les enfants des madrassas puissent se voir offrir quelques rudiments d'anglais ou d'informatique. Des demandes considérées par les religieux comme des «complots» ourdis par les «croisés chrétiens», par les «ennemis hindous et juifs» et par «le Diable américain», dans le but de pervertir les enseignements coraniques traditionnels.
Pendant que dans leurs écoles les petits Chinois apprennent l'anglais, que les petits Indiens deviennent des as de l'informatique, les madrassas en Indonésie, au Bangladesh, au Pakistan ou en Afrique approfondissent l'étude des techniques traditionnelles de calligraphie ou du Shara-e Aqaid, un traité du XVe siècle qui soulève l'importante question de savoir s'il n'y a qu'un seul ciel sur nos têtes, ou bien s'il faut diviser la voûte céleste en sept, huit ou neuf parties.
Hostiles aux réformes depuis trois siècles, les madrassas «fabriquent» des millions de jeunes gens illettrés, racistes, fanatisés qui font de leurs pays des nations en déclin, moins compétitives, des nations toujours plus assistées et plus frustrées.