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Par Jacqueline I Stone Professeur de Religions du Japon au Départment des Religions à l’Université de Princeton (U.S.A.)
Le maître bouddhiste Nichiren (1222–1282) a souvent été marginalisé par de nombreux spécialistes du bouddhisme, qui le considéraient comme intolérant pour avoir proclamé de façon exclusive qu’à l’époque des Derniers jours du Dharma (mappo), seul le Sutra du Lotus pouvait mener au salut.
Comme la tradition du bouddhisme nichirénien a souvent été agressive, en affirmant sa vérité exclusive et en s’opposant aux autres formes du bouddhisme, le qualificatif d’intolérance est inadéquat pour s’appliquer à cette tendance qui perdura à l’intérieur de la tradition, à la fois comme force unificatrice et comme stratégie de légitimation.
Cette brève esquisse historique cherchera :
- à remonter à l’origine de l’ « exclusivisme du Lotus » dans la pensée de Nichiren,
- à analyser comment cette revendication de propager le « Seul Vrai Dharma » a permis aux premières communautés nichiréniennes de s’imposer face à des institutions plus puissantes,
- à montrer la constante reconfiguration de ces déclarations, depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours, en réponse au changement des circonstances.
L’article examinera également la question des conflits constants à l’intérieur des Ecoles nichiréniennes pour savoir si, et dans quelle mesure, il fallait poursuivre cette confrontation avec d’autres traditions bouddhistes.
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Le Maître bouddhiste Nichiren (1222-1282) et l’Ecole bouddhiste qu’il fonda furent souvent marginalisés par les érudits tant japonais qu’occidentaux. Même si cela est dû, en partie, à l’amalgame qui, pendant la guerre, avait été fait entre certains aspects de la rhétorique de Nichiren et l’aile droite militariste, à un niveau plus profond on retrouve un malaise fondamental quant à l’opposition, souvent radicale, de la tradition nichirénienne envers les autres religions.
George Sansom, par exemple, affirme que Nichiren « rompit la tradition de tolérance religieuse au Japon », (réf.) tandis que Watanabe Shoko dit que Nichiren affichait « une confiance en soi jamais vue dans toute l’histoire du bouddhisme » et que, « du point de vue de la tolérance bouddhiste, on devrait qualifier son attitude de totalement non-bouddhique.» (réf.)
Selon Edward Conze :
« Le bouddhisme de Nichiren diffère de toutes les autres Ecoles bouddhistes par ses tendances nationalistes, agressives et intolérantes, et l’on peut se demander si, ayant développé à l’extrême son antithèse, il appartient encore à l’histoire du bouddhisme ». (réf.)
De telles critiques nous en disent plus sur les spéculations savantes modernes que sur la tradition nichirénienne. Il est vrai que de nombreux bouddhistes nichiréniens ont affiché un exclusivisme féroce (mot préférable à « intolérance » dans notre contexte car moins associé à l’histoire des religions européennes modernes) mais cette intransigeance est un phénomène complexe qui mériterait une étude plus poussée.
Le présent article décrit comment certaines affirmations de Nichiren au sujet du « seul vrai Dharma» s’inscrivent dans un environnement social et historique spécifique et comment elles furent adaptées lorsque ces circonstances changèrent. On abordera également la question récurrente à l’intérieur de sa lignée sur l’opportunité de poursuivre la confrontation avec les autres religions.
1 - Origines de l’exclusivisme dans la pensée de Nichiren
Examinons tout d’abord la proclamation fondamentale de Nichiren que seul le Sutra du Lotus peut conduire à la bodhéité ou au salut, durant les Derniers jours du Dharma (mappo). De telles prétentions exclusives n’étaient pas rares dans le bouddhisme japonais de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle. A cette époque, la grande institution Tendai au Mont Hiei s’est divisée en plusieurs Ecoles et lignées rivales, chacune se prétendant l’unique possesseur du savoir le plus profond. (réf.) Les nouvelles écoles bouddhistes de Kamakura adoptèrent souvent une forme unique de pratique, celle-ci acquérant de ce fait un statut d’absolu.
Le premier maître bouddhiste à mettre en pratique cette notion fut Honen (1133–1212), le Maître de l’Ecole Jodo (Terre Pure), qui insista pour psalmodier exclusivement le nom d’Amida (senju nembutsu). Nichiren qui, comme Honen, était à l’origine un moine tendai, proclama que réciter le Daimoku (Titre du Sutra du Lotus) sous la forme du mantra Namu-myoho-renge-kyo était la seule voie vers la délivrance et que combiner le Daimoku avec d’autres pratiques, serait, selon ses paroles, comme
« introduire des ordures dans du riz ».
et :
« Même quand un récipient contient de l'eau pure, si l'on y déverse des immondices, son contenu devient inutilisable. » (Lettre à Akimoto)
Les raisons pour lesquelles certaines pratiques et traditions du bouddhisme du haut Moyen Age japonais furent abandonnées ne sont pas très claires. Lors des premières périodes médiévales, la diversité des enseignements et des pratiques était considérée comme un « hoben », moyens appopriés, à l’opposé de l’institutionnalisation d’une voie unique. Il pourrait s’agir, au moins pour une part, d’une réponse aux troubles politiques et sociaux qui accompagnèrent le déclin des règles de l’aristocratie et la montée en puissance de la culture des guerriers. L’anxiété provoquée par la notion des Derniers jours du Dharma (mappo) joua également un rôle non négligeable. Nichiren se distingue des autres non pas par ses proclamations exclusivistes mais par l’intégration dans son enseignement du principe de confrontation avec d’autres Ecoles, notamment à travers son exhortation à faire ‘‘shakubuku’’.
Les sources bouddhistes canoniques définissent deux méthodes d’enseigner le Dharma :
- Shoju, ‘‘comprendre et accepter”, la méthode douce, consistant à guider les autres graduellement, sans critiquer leurs croyances.
- Shakubuku, “briser et soumettre”, la méthode sévère, réfutant ouvertement les vues erronées. (note)
Le rejet par Nichiren des autres Ecoles bouddhistes fut résumé par ses successeurs à partir de ses différents écrits sous la forme de ce qu’on appela ‘‘shika kakugen’’ (les quatre maximes) :
« Les enseignements du Nembutsu mènent à l’enfer des souffrances incessantes, le bouddhisme Zen est l’œuvre du démon, le Shingondétruit le pays et le Ritsu est déloyal ». (réf.)
Démentant la nature simpliste de ces formulations qui résonnent comme des slogans, shakubuku, tel qu’il fut pratiqué par Nichiren, requérait une maîtrise considérable de la théorie, ses critiques des autres Ecoles reposant sur des arguments précis tirés des sutras et de leurs commentaires. Nichiren adopta la doctrine de classification du Tian-tai/Tendai qui définissait le Sutra du Lotus comme ‘‘le sommet des enseignements du bouddhisme’’ - le Sutra du Lotus étant l’enseignement véritable (jitsu), tous les autres n’étant que provisoires (gon).
Nichiren intégra également certaines tendances herméneutiques du Tendai pour qui le Sutra du Lotus était non seulement la somme de toutes les doctrines précédentes mais s’en distinguait par un enseignement qualitativement supérieur. Selon lui, dans les Derniers Jours du Dharma, les gens n’avaient plus la capacité d’atteindre la délivrance grâce à des enseignements provisoires et par conséquent ces enseignements étaient des ennemis du Véhicule unique ; ils devaient donc être sévèrement réfutés par shakubuku. (Voir Nyosetsu shugyo sho - La Pratique telle que le Bouddha l'Enseigne.)
Nichiren et ses successeurs pratiquèrent shakubuku par des sermons et des débats, ainsi qu’en soumettant des remontrances aux autorités gouvernementales. Nichiren cependant se garda d’affirmer que shakubuku était approprié en tout temps et en tous lieux. Tout en estimant que shakubuku convenait mieux aux Derniers Jours du Dharma, il concéda que shoju pouvait rester une méthode appropriée en fonction des gens et des lieux. Il établit une distinction entre ‘‘les pays mauvais’’ (simplement parce que les habitants ignoraient le Sutra du Lotus) et où shoju convenait davantage, et les ‘‘pays qui détruisent le Dharma’’ où seul shakubuku serait efficace. Nichiren voyait dans le Japon de son temps un pays de la seconde catégorie. (Voir Kaimoku sho, Traité qui ouvre les yeux). Cette distinction autorisait une souplesse d’interprétation, en même temps qu’elle ouvrait la voie à des controverses doctrinales parmi les successeurs de Nichiren.
D’autres aspects de la prise de position de Nichiren en faveur de l’exclusivisme du Sutra du Lotus eurent une influence tout aussi importante sur ses continuateurs. Premièrement, Nichiren affirma que les rétributions pour l’acceptation ou le rejet de Sutra du Lotus se répercutaient matériellement dans l’environnement. Les souffrances collectives qu’il observait autour de lui - famines, épidémies, le grand tremblement de terre de 1258 qui détruisit la majeure partie de Kamakura et tout particulièrement la menace de l’invasion mongole - étaient à ses yeux des preuves d’une « offense au Dharma » généralisée (hobo), c'est-à-dire le rejet du Sutra du Lotus, seul enseignement conduisant encore à la bodhéité dans les Derniers Jours du Dharma, rejet au profit de l’amidisme, du Zen, du bouddhisme ésotérique et d’autres pratiques ‘‘déviées’’. Fort de cette conviction, Nichiren soumit en 1260 son célèbre traité Rissho Ankoku ron (Traité pour la pacification du pays par l'établissement du vrai bouddhisme) au régent retiré Hojo Tokiyori, la personnalité la plus influente dans le bakufu de Kamakura. Il y insistait sur la nécessité de rejeter l’amidisme et sur l’urgence de se vouer exclusivement au Sutra du Lotus.
A suivre ....